Qu’elle fût belle ma vie, quand à mes côtés, il y avait Nejib.
J’ai aimé quelques femmes. En amour, je m’étale. Non, pire : je m’étends. Mon « Je » dépasse son jeu, crève le Moi, et s’élance vers l’étendue de l’Etre. Je me suis dissipé en ces amours délibérément, et aux moments de tristesse je ne pouvais que constater l’étendue de mon aptitude à la détresse.
Nejib était là, aux deux tiers de mes pleurs. Le truc amusant, c’est que l’amour dans sa présentation première, se présente sexué, coloré de désir et d’Eros. On le regarde difficilement quand il se plante en dehors de cet espace. Des réalités de nos vies se dessinent en silence. Loin de « l’amour pur/érotisé » se dessine silencieusement un « amour en pratique ».
Et puis, dans ma vie fût ma vie. Je me tourne un peu à mes côtés, et Nejib est là. La première fois où je m’en suis rendu compte, c’était au moment capital de ma douleur devant le constat de perte de la femme que j’ai le plus aimé dans ma vie. Non seulement Nejib était là. mais celà faisait du moins 5 ans qu’il l’était, en continu.
On ne s’est jamais dit qu’on était des amis. Bien au contraire. Aux premiers moments, nous étions dans deux positionnements totalement différents : il venait d’atterrir de chez les plus appauvris vers les opposants guerriers avec un sens drastique de la discipline, et je venais de quitter Allah et Marx que j’ai suivi par amour à ma classe appauvrie au profit d’une pensée tournée vers le rire et le cynisme. Quand on discutait, on ne pouvait ni l’un ni l’autre nous empêcher de faire l’échange d’un regard dénigrant de l’autre, autant de ma part que de la sienne. Je ne pouvais supporter son sérieux et il ne pouvait supporter mon cynisme.
Sofiane, notre ami commun, sût optimiser cette différence. Je nen me rappelle plus quand est-ce que ça avait commencé. Mais je me rappelle que ma tête avait toujours besoin de discuter, entre autres, avec ce « cul serré », avant d’avancer et se décider. Autiste que je suis, son opinion m’aidait à trancher des choses dans ma tête. Je ne me rappelle plus quand ça avait commencé, mais je me rappelle qu’en 2009, quand je pensais à des actions d’opposition rigolote et quand on organisait les premiers concerts de Bendirman, la case « Nejib » m’était silencieusement nécessaire.
Et c’était seulement chez Sofiane qu’on se parlait. Notre distance se traduisait par un fait concret simple : il était militant au sein de l’UGET, j’appelais à la dissolution de cette organisation et le lancement d’un nouvel organisme estudiantin. Ce fait nous empêchait la rencontre géographique. Sofiane assura le point de rencontre permanent. Je ne l’en remercierais jamais assez.
J’aimais une femme en ce moment. La meilleure des humains, à mes yeux. Je comptabilisais ma vie à l’ordre des heures passées avec elle. Dévoué à ce sentiment magique, je me carburais et carburais mon énergie active. Cette même énergie qui participa à changer des choses, et à m’assurer ce doux souvenir : celui d’avoir participé vraiment à changer quelquechose. Quand on vit, parfois, on ne regarde pas. Je voulais que certaines personnes soient mes amis. Pour ce, je me suis disposé et fait des efforts, placé des espoirs, forgé des idées. J’ai pris le temps de découvrir, expliciter, puis comprendre mes erreurs.
Que fût belle ma vie, car à mes côtés, il y avait Nejib.
Je n’oublierais jamais ce jour là. C’était en 2013, en fin d’été, où la chaleur du soleil n’avait eu pour concurrent que la chaleur de mes pleurs face à la réalité de la séparation et de la perte. A un moment de repos, ce moment où même la douleur est fatiguée de son exercice, prenant le chemin vers la maison de Nejib à Lafayette, une image claire se dessina soudain devant moi. Il fait cinq ans qu’on se connaît, qu’il est à mes côtés, que je suis naturellement à ses côtés. Il fait cinq ans, continus, où quand on se parle, il me prend plus au sérieux que la théorie marxiste la plus actuelle, et je le prends plus au sérieux que le plus actuel des philosophes. Il fait cinq ans que l’on se paratge musique, idées et actions directes. Il fait cinq ans que je le regarde exercer mes principes, qu’il me regarde exercer ses principes. Il fait cinq ans qu’il me supporte, et je me connais monstrueux, lourd et insupportable. Il fait cinq ans qu’il m’accepte et que je l’accepte.
La femme que j’aimais, à qui j’ai causé d’énormes douleurs, et qui m’en a répondu (de son plein droit, et je la respecte pour ça), ne m’avait jamais accepté comme je suis. Ceux que je voulais transformer en amis me demandaient toujours de devenir un autre. L’image se dessina claire cette fois devant moi : cinq ans continus, avec leurs hauts et bas, mes erreurs répétitives et mon narcissisme explosif, Nejib fût mon ami. Si j’avais à aimer, il fait partie des premiers qui le méritent par l’acte concret, et non le désir fantasmagorique.
Sa réponse fût simple » je suis avec toi mon ami ».
J’ai eu d’autres beaux amis. Et si j’écris ceci, c’est par application à la leçon douloureuse de la disparition de Sofiane et puis celle de Lina. Je n’avais pas assez de clairvoyance pour constater que mon talent d’écriture est là avant tout pour nous écrire, et non pour forger des fictions, des interprétations et des schémas. Nejib, lui, est encore là. Et je tiens à ce que mon écriture s’exerce durant le temps où lui et moi sommes vivants.
On a vécu une révolution, aussi multiple et énorme, ensemble. L’afflux de l’attention de partout, l’implosion de la rage, l’émergence d’expressions artistiques, les petites batailles sans masses mais fondatrices de voies, les affrontements hardcore. Quand il fût arrêté il n’envoya de message qu’à moi. Quand je fûs arrêté je n’ai compté que sur lui.
Une fois, on s’était regardé. J’ai l’habitude d’être câlin et tactile, d’exprimer l’amour sous forme de mots depuis le jour où j’ai compris à quel point j’avais fait mal à la femme que j’aimais. On s’était regardé, supposés se prendre au bras, comme il le faisait avaec un autre ami, comme je le faisais avec un autre ami. On s’est regardé, chacun de nous a avancé vers l’autre, puis .. « non » « je ne te prendrais pas dans mes bras » « c’est bizarre de te dire je t’aime où un truc comme ça ». Puis, un éclat de rire qui a duré plus que cinq minutes.
Actuellement, Nejib n’est plus en Tunisie. Il est à Berlin. On se parle rarement, mais je le suis. Il me connaît assez, je le sais. Je le connais assez, il le sait. Mais je ne peux décrire l’honneur et la joie que je ressens à chaque fois que je le vois de loin, faire de la musique, jouer à la caméra, et exercer ses principes, mes principes, et ses idées.
Je n’ai pu accepter de condoléances que de sa part. Il est mon meilleur ami. Et je suis fier d’être son contemporain. J’écoute, il regarde. Et me sens complet ainsi.
Qu’elle est belle ma vie, quand à mes côtés, il y a Nejib.